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08 juin 2011

Adieu Cuba, de Andy Garcia (2005)

J'ai vu le film Adieu Cuba (The Lost City), de Andy Garcia qui date de 2005. C'est un film américain (eh oui, entorse à mon éthique...), sur Cuba, sur cette période juste avant la Révolution, alors que le dictateur Fulgencio Batista était encore au pouvoir, et qu'une grande partie de la population souffraient de ce régime certains, victimes d'une grande pauvreté, et d'autres dans une position plus aisée, souhaitant également un changement de politique.

Adieu Cuba, film Cuba, le mois cubain

Fico (Andy Garcia) gère El Tropico, un des plus prestigieux club de musique à La Havane. Il vit avec sa famille, ses parents, ses frères et pour lui ce club c'est sa vie. On voit que des événements perturbent la vie du pays et de cette famille, son frère veut rejoindre les rebelles (c'est à dire Fidel Castro et Che Guevara) pour libérer le pays, la violence fait irruption, mais Fico ne veut rien savoir, il ne veut qu'une chose, conserver son club. Ce film a une très belle esthétique, les images, les plans, la musique, Andy Garcia laisse place à la contemplation. L'histoire d'amour est un peu cul-cul mais passons, car l'actrice Ines Sastre est magnifique. La réalisation est franchement américaine, avec l'humour de Bill Murray (qui me fait marrer, oui), même si les choses sont bien racontées d'un point de vue intérieur. Je trouve que ce film est une réussite, c'est comme un état des faits, une caméra pointée sur une certaine tranche de population dans une certaine période à Cuba (on ne voit pas vraiment le peuple, on voit surtout cette famille aisée). Fico, malgré toute ses réticences à s'engager dans une quelconque direction, va tout de même devoir s'impliquer et prendre parti. On voit l'arrivée des rebelles, des Révolutionnaires qui vont s'emparer du pouvoir, et le film nous montre déjà les premières dérives hallucinantes de ces "libérateurs"...

Adieu Cuba, film Cuba, le mois cubain

Finalement, pour faire cet article, j'ai fait quelques recherches et j'ai donc fait une grande découverte : il s'agit d'un scénario de Guillermo Cabrera Infante (oui, l'auteur cubain de Trois tristes tigres), et Andy Garcia est lui-même né à Cuba, et mêle donc des souvenirs personnels à ce scénario. Il a d'ailleurs également réalisé un documentaire en 1993 qui a l'air introuvable à ce jour Cachao... Como su ritmo no hay dos (Cachao... un rythme comme le sien, il n'y en n'a pas deux) sur le compositeur et contrebasiste Israel "Cachao" López, considéré comme l'inventeur du mambo (1918-2008). Un CD a été enregistré "Ahora sí", et en voici une vidéo :

Ce qui est extra dans ces musiques cubaines, c'est ce rythme de base enrichi sans arrêt par une multidude d'instruments qui ont chacun leur moment de solo et d'improvisation, c'est un rythme cool et entraînant à la fois, on ne s'en lasse pas ! Alors c'est pour ça que je vous en remets une couche, et on voit et on entend davantage Cachao jouer, allez, c'est r'parti !

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02 juin 2011

Omara y Chucho, l'album de Omara Portuondo et Chucho Valdés

Omara y Chucho, c'est Omara Portuondo et Chucho Valdés, deux grands chanteurs/musiciens cubains. Et c'est également le nom de leur album qui vient de sortir et qui les réunit tous deux : Omara chante et Chucho l'accompagne au piano. Je vous parle de cet album car j'ai eu la chance de le gagner grâce à la station de radio France Inter, à l'occasion du concert que donnaient Omara et Chucho le 10 mai dernier au studio 105 de Radio France ! Vous pouvez réécouter ce concert d'exception sur le site de France Inter.

Omara Portuondo, Chucho Valdés, Omara y Chucho, musique cubaine

Pour ce qui est de l'album, de l'objet en lui-même, il est très beau. Vous en voyez la couverture ci-dessus et l'esthétique est fine et délicate, les photos magnifiques. Puis, donc hop, j'ai lancé la musique.... Et ben j'avoue que j'ai été trèèès étonnée! Il faut dire que je connais de la musique cubaine en gros, la salsa qui fait valser tout le monde même les plus récalcitrants, le son cubano qu'on reconnait entre tous, les boleros si triiiistes, et... la musique plus actuelle un peu salsa-boum-boum. Hum... Bref, vous voyez l'étendue de mon ignorance :p

Omara Portuondo, Chucho Valdés, Omara y Chucho, musique cubaine

Alors, quand j'ai entendu les premiers titres, j'avoue que je me suis dit : mais c'est pas possible!! On dirait ces musiques "clair de lune" de l'Amérique du début du siècle, qu'on voit dans les films quand ils sont dans leurs clubs, bref, je ne sais pas comment m'expliquer. Et bon quoi, c'est pas Cuba, ça ! Et puis, j'ai un peu réfléchi, oué bon... Au début du siècle, disons avant la révolution, il y avait de nombreux Américains à Cuba et qu'il y aurait pu avoir un certain courant musical qui serait resté, mais bon peu importe, je me suis dit que j'allais chercher un peu d'infos sur ces deux grands Cubains.

Omara Portuondo, Chucho Valdés, Omara y Chucho, musique cubaine

J'ai d'abord été voir la carrière d'Omara Portuondo qui effectivement chante depuis longtemps (alors qu'elle avait commencé un peu par hasard, par danser), et elle a des chansons plutôt de "filin" (le feeling cubain) et c'est effectivement ce qu'on reconnaît dans ce CD Omara y Chucho. Mais elle touche à tous les styles ans problème, et c'est avec le film Buena Vistal Social Club, de Wim Wenders, que sa carrière gagne encore en popularité, et fait qu'elle chante d'autant plus dans le monde entier.

Elle était d'ailleurs au Festival Banlieues Bleues l'an dernier en 2010, l'année de ses 80 ans :

Et d'autre part, j'ai donc découvert la musique de Chucho Valdès. Il a fait partie longtemps d'un groupe phare à Cuba, qui a eu du succès en Amérique Latine et partout dans le monde dans les années 70 et jusque dans les années 2000 : Irakere. C'est un groupe qui allie jazz et musique d'origine africaine, utilisant des instruments qui perpétuent cette tradition afro-cubaine. J'ai découvert un groupe étonnant, et je vous mets ici une vidéo d'un morceau joué à la télévision cubaine, vous allez voir, ça commence par de la percu, puis ça s'accélère et les cuivres, la basse, le clavier, le chanteur (Chucho), la batterie, tous s'élancent et c'est hallucinant et génial :)

L'image et le son n'étant pas d'une qualité super, je vous propose maintenant un autre morceau. C'est sur vidéo mais l'image est statique, c'est juste un titre à écouter mais vraiment le morceau vaut le coup. (je ne me reconnais pas, je ne connais rien à ce style de musique, mais qu'est-ce que je m'éclate avec! :D)

Alors, je ne sais pas pour vous, mais pour moi.... Ce sont de bien belles découvertes !

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00:05 Publié dans Cuba, Musique | Lien permanent | Commentaires (2)

31 mai 2011

La Sagesse du singe, Eduardo Manet - Lecture de Sophie H.

Voici un billet que je poste pour une collègue sans blog joyeusement 'embrigadée' dans le mois cubain : il s'agit de Sophie H.!

"Je viens de lire avec beaucoup de plaisir La Sagesse du Singe, de Eduardo Manet (chez Grasset 2001).

SagesseDuSigne_Manet.png

C'était ma première lecture d'un livre cubain (ou portoricain) ! C'est un beau coup d'essai. Tout au long du roman, le lecteur est plongé dans le rythme des îles, surtout dans la dernière partie où l'ambiance y est très colorée ! On touche du doigt la dualité Cuba/Etats-Unis. Et on sent bien le profond attachement de ceux qui ont choisi de se battre pour Cuba. On découvre aussi la rivalité entre les Cubains et les Portoricains...

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Bref, une belle plongée dans la littérature qui donne envie d'ouvrir d'autres livres..."

Merci Sophie de m'avoir suivie dans ce mois cubain et merci de ton billet sur ta lecture :)

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29 mai 2011

La Nuit des assassins, de José Triana

La Nuit des assassins, de José Triana, chez Gallimard/Théâtre du monde entier en 1969 (1965 à l'étranger), adaptation française de Carlos Semprun.

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Trois enfants, trois frère et soeurs, Lalo, Cuca et Beba, dans les années 50, inventent une scène de théâtre dans un grenier. Ils jouent et rejouent sans cesse le meurtre de leurs parents. Les voici tour à tour le père, la mère, eux-même, le couple d'amis, les voisins, les policiers, le président du tribunal. Ils jouent, puis en une phrase ils reviennent à la réalité, puis repartent dans la fiction, ce n'est même pas un va-et-vient, c'est un jeu interminable où l'histoire et la réalité sont toutes deux présentes d'une réplique à l'autre, d'un ton à un autre. Se mêlent remarques futiles du quotidien et réflexions percutantes sur la vie, surtout cette dichotomie entre la vie bouillonnante de la jeunesse et les idées figées de la vie petite-bourgeoise des parents.

Lalo particulièrement étouffe sous cette morale, ces contraintes absurdes, il voudrait vivre pour lui, être quelqu'un alors que ses parents lui ont donné une chambre et de quoi manger mais ne lui ont pas appris à vivre, ne l'ont pas pris tel qu'il était "j'ai été tout ce qu'on veut pour eux... sauf un être de chair et de sang". La solution qu'il trouve est de se dire "vous n'existez pas réellement, vous n'êtes que mon ombre, vous n'êtes que moi-même!", et pour chasser cette impression que la maison devient "chaque jour plus vieille, plus sale et plus puante" alors revient cette litanie qui est censée les libérer : "Le salon n'est pas le salon. Le salon est la cuisine. La chambre n'est pas la chambre. La chambre est le cabinet."

Ce qui est impressionnant dans cette pièce, c'est la tension dramatique qui monte petit à petit, ce tournis qui se crée entre les 3 protagonistes et les nombreux personnages qu'ils incarnent et qui se répondent du tac au tac, et où toutes les dimensions se rejoignent car on peut par exemple se retrouver face à Cuca qui crie qu'elle n'en peux plus de ce jeu, et c'est la mère, par la voix de Lalo, qui lui répond que tout va bien et qu'elle ferait mieux de se calmer, et franchement ça frôlerait la folie, c'est très fort ! On devine également un lien avec la nationalité de l'auteur. José Triana est né à Camagüey en 1931, il a vécu à Madrid, aux Etats-Unis, est revenu à Cuba pour s'exiler (il était accusé de « subversion idéologique » et victime de la censure) à Paris où il vit depuis les années 80. Et cette oppression de la famille, des convenances, cette athmosphère lourde qu'on peine à définir, cela rappelle évidemment la difficile société cubaine, que ce soit finalement avant ou après la révolution. J'aimerais vraiment voir une belle mise en scène de La Nuit des assassins. A la lecture du texte, on se représente tout-à-fait mentalement la scène (de théâtre!).

José Triana, littérature cubaine, théâtre cubain, cuba

Evidemment, c'est souvent trop tard qu'on apprend qu'un événement a eu lieu, qu'une pièce a été mise en scène, il y a deux mois, à Paris, au théâtre de l'Opprimé... http://toutelaculture.com/2011/04/la-nuit-des-assassins-s...

A qui l'tour de la mettre en scène, qu'on se régale !?!?

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27 mai 2011

La nuit de l'iguane

Pour aujourd'hui, je vous fais partager un article qui date un peu mais qui me touche beaucoup. Etant donné qu'en un mois je ne pourrai pas lire TOUT ce que j'aimerais, je me dis que je peux donner aussi des pistes... Donc, pour ma part, de Carlos Victoria, j'ai lu il y a quelques années Abel le magicien et j'ai aussi La Traversée secrète et Un pont dans la nuit, dont je vous laisse entrevoir une partie ici...

Carlos Victoria, littérature cubaine, cuba

http://www.liberation.fr/culture/livre/241049.FR.php
"La nuit de l'iguane

Ils étaient trois amis à Miami. Arenas, Rosales, Carlos Victoria. Cubains, exilés. Le troisième est le survivant. Rencontre.

Par LANÇON Philippe

QUOTIDIEN : jeudi 15 mars 2007

Miami envoyé spécial

Carlos Victoria Un pont dans la nuit Traduit de l'espagnol (Cuba) par Liliane Hasson. Phébus, 208 pp., 16,50 €.

Au début des années quatre-vingt, trois albatros cubains sont posés sur un banc du centre de Miami. C'est dans un parc. Il y a des palmiers, il n'y a personne. Les ailes des albatros sont froissées. Leur désespoir est affamé. Ils ont 30 ans, regardent la rivière, les ponts levants, les bateaux. Ils rigolent de tout, de rien. La vie est un artifice plein de tristesse et ils se donnent des coups de bec. Exilés, ils appartiennent à la génération du second exode, dite des «Marielitos» : 125 000 hommes et femmes quittant l'île en 1980 par le port de Mariel, les mains vides, sans valises ni papiers, avec la méchante bénédiction du régime castriste. Une foule bien préparée leur fit une haie de crachats et d'insultes. Et ils se retrouvèrent à Miami, dans ce purgatoire confortable veiné de canaux endormis. La mer était toujours là.
 
Les trois albatros sont les grands romanciers de leur génération. Le premier, dit «le prostitué», est Reinaldo Arenas (lire ci-dessous). Atteint du sida, acculé par la maladie, il se suicide en 1990, à 47 ans. Son oeuvre est faite. Lui seul a du succès : «C'était un guerrier, le conflit le faisait vivre et prospérer.» Le deuxième, dit «le fou», est Guillermo Rosales. Il brûle la plupart de ses textes après les avoir écrits. Tantôt interné, tantôt mendiant, déchiré par des voix comme par une «bande de chats furieux», il se suicide en 1993, à 46 ans : «Pour éviter les crises, il devait prendre des médicaments ; mais quand il prenait des médicaments, il ne pouvait plus écrire. Il s'est tué lorsqu'il a compris que les crises se rapprochaient et que c'était sans issue.» On publia après sa mort un bref roman parfait, Boarding Home (devenu en français Mon ange, chez Actes Sud). Il y raconte l'asile au fil du nerf. Rosales ? «La haine ne le nourrissait pas, il nourrissait la haine. La haine lui faisait entendre des voix, voir des ennemis sous chaque visage, entendre des insultes sous chaque phrase. Par haine, il maigrissait jusqu'à devenir ce déchet humain, ce spectre dont le regard plein de mépris effrayait.» Arenas et Rosales sont des héros pleins d'écume sarcastique.
 
Celui qui parle d'eux, c'est le troisième ­ le survivant : Carlos Victoria. Il a aujourd'hui 56 ans. Il vit seul, n'a pas d'enfants et habite toujours à Miami. Il a un passeport américain, mais ne vote pas ; il ne se sent pas américain. Soigneux, il a révisé des textes posthumes de ses amis avant publication. Son meilleur roman, Un pont dans la nuit, vient d'être traduit. Il a 15 ans. La nouvelle où se trouve la scène du banc, «L'étoile filante», a été écrite dans les mêmes années. Elle n'est pas traduite. Carlos Victoria s'y baptise le «drogué alcoolique» : au début des années quatre-vingt, il prenait de tout. Il a commencé à boire après avoir été viré de la faculté de lettres de La Havane pour «diversionnisme idéologique».

On est en 1971. Il a 20 ans. Il écrit et il écoute les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan : ce goût lui est resté ­ avec celui de la musique classique. Carlos Victoria est un Cubain qui n'écoute pas de musique cubaine. Pendant trois mois, le jeune homme peut éviter le travail sans être arrêté comme «paresseux» . Il en profite pour lire A la recherche du temps perdu . Ensuite, le pouvoir lui impose un poste d' «ouvrier en développement» : «J'ai pensé qu'il s'agissait de développement personnel, se souvient-il, mais il s'agissait de développer des arbres. » Le voilà pour sept ans employé forestier dans sa province natale de Camagüey, au centre de l'île. Une nouvelle, «La ronde», s'inspire de l'expérience. Un veilleur inutile découvre un cadavre au pied d'un flamboyant. Le lendemain, le fils du mort se présente, agressif. Il exige que le veilleur lui montre dans quelle position était son père quand il l'a trouvé. Puis il revient pour y faire l'amour avec une femme. A la fin, quelques années plus tard, le fils a disparu, on a construit des hôtels pour touristes et le flamboyant a fleuri.
 
En 1977, on emprisonne Carlos Victoria. Les cellules sont couvertes de déjections et encombrées. On saisit sa correspondance, ses premiers écrits. Trois ans plus tard, avant de quitter l'île avec sa mère, il brûle les textes restants, sans exception, dans le patio de sa maison familiale. L'acte ne lui semble toujours pas regrettable. Le bateau part pour Key West le 25 mai 1980. Une tante de Miami a payé le voyage. Les passagers devaient être 35. Ils sont 193. «La traversée  a été horrible. Fidel avait vidé les prisons, les asiles. Les passagers supplémentaires étaient des délinquants, de faux délinquants, des fous ou de faux fous. Seuls les vrais fous et les vrais délinquants avaient des passeports. Nous, nous n'avions rien.» L'écrivain qui arrive aux Etats-Unis est vierge de toute création. Arenas, Rosales, Victoria : «Ce qui nous liait le plus, a-t-il écrit, était une sorte de dénuement. Nous devions partir de zéro.» 
 
A Miami, les deux autres se moquaient de la bonté de Carlos Victoria. Il semble en effet préservé de l'envie et de l'atmosphère de règlement de comptes, ces cadeaux de la dictature qui empuantissent le milieu intellectuel cubain. La bonté continue de cirer sa tête cabossée, sous injection de souffrance et de tendresse, à la fois enflée et séchée par les épreuves, les souvenirs et une solitude finalement volontaire. Cette bonté ne vient pas de loin ; elle en revient. «Quand la haine le saisissait, écrit-il de lui-même dans «L'étoile filante», il se saoulait et se droguait jusqu'à extinction de tous les sens. Le lendemain, accablé par la honte et la faute, il remettait le joug de la charité.» Albert Camus l'a influencé : il aime son authenticité.
 
Carlos Victoria demeure un homme discret, timide, légèrement courbé sous le poids du joug qu'il continue de porter. Après Mariel, pendant dix ans, il fit toutes sortes de boulots. Le plus souvent, il était manutentionnaire. On lui proposait d'écrire dans les journaux, il refusait : «Je croyais que si je travaillais dans un lieu lié à l'écriture, cela m'empêcherait d'écrire. Peut-être, comme dans la fable du renard et des raisins, ne me sentais-je pas assez fort pour le faire.» Il écrit alors après le travail et à l'aube. Depuis 1989, il travaille au Nuevo Herald, le premier quotidien en langue espagnole de la ville. Traducteur de l'anglais puis éditeur, il refuse toujours de publier des articles ou des déclarations politiques : «Trop de rancoeurs, de ressentiments, de perplexités.» Son talent n'est donné qu'aux fictions, à quelques souvenirs. Il a écrit des nouvelles, trois romans. La sobriété resserre les phrases sur le destin des personnages, livrés à l'isolement, à l'exil, aux marges et aux fous.
 
La Traversée secrète (Phébus), publié en 1994, fut réécrit plusieurs fois : l'auteur réinvente son enfance et son adolescence à Camagüey et à La Havane. Abel le Magicien (Actes Sud), publié en 1997, évoque aussi une enfance à Camagüey, à l'époque où la vieille société cubaine, vouée à ses solidarités et à ses magies, affronte le pudibond vent révolutionnaire. Un pont dans la nuit, écrit en même temps que la Traversée secrète, est l'aventure initiatique d'un homme seul.
 
Natan est un Cubain exilé, célibataire. Il vend des pièces détachées de navire pour une entreprise et refuse de lier sa vie à quiconque. Il s'est endetté pour acheter un appartement. C'est un Américain ­ presque : «Il était le seul à savoir que son efficacité n'était qu'un leurre ; au fond de lui, il se sentait inadapté, confus et mécontent. Il allait sur ses quarante ans.» Une lettre de son père, qui semble mettre sa conscience en ordre avant de mourir à Cuba, lui apprend qu'il a un frère. Ce frère inconnu vivrait, comme lui, à Miami.
 
Natan enquête de bars en sorciers, de voyous en cartomanciennes, de cadavre en asile, pour le retrouver. Les visages de ceux qu'il interroge ont quelque chose en commun, mais quoi ? Après chaque rencontre, Natan «se regardait dans le rétroviseur pour observer si le sien aussi montrait le signe distinctif de ceux qu'il avait baptisés, au fil des jours, les visages de la solitude». Miami est la ville où la solitude est un destin.
 
Dans sa quête, Natan est guidé, entre autres, par un poème de Keats trouvé dans la guérite d'un gardien de nuit. Enfant, Carlos Victoria découvrit les romantiques anglais dans la bibliothèque de Camagüey. Il aurait voulu écrire comme les soeurs Brontë : «Mais comment décrire des landes, des forêts, des apparitions, des lacs, quand on est né au coeur d'une île tropicale ?» Son style est plus proche des grands auteurs américains de nouvelles. Mais Natan, comme l'écrivain, vit au bord d'un lac fertile en apparitions.
 
Peu à peu, Natan a la sensation d'être suivi par ce frère ­ ou par son fantôme apparaissant sur la rive. Est-il vivant ? Est-il mort ? Est-ce bien lui qu'il voit sur une photo découverte chez une tante décédée ? Il l'ignore. Son «seul objectif» était de «jeter un pont dans la nuit vers son frère». En le suivant, il s'enfonce dans la nuit. Au bout, après une perte de conscience, il trouve la prison et la dépression. Il en sortira simplifié, peut-être aimé par une femme.
 
En 1998, Carlos Victoria est lui-même entré en dépression : «Pendant quatre ans, je n'ai plus écrit. Je me contentais d'aller au travail comme un zombie.» La musique le faisait pleurer. Il rejoignait ses personnages dans la cave. C'est l'époque où «les canaux de Miami sont pleins de tentations». Un recueil de nouvelles, le Salon de l'aveugle, publié en 2005, marque sa résurrection. Carlos Victoria travaille lentement, le matin ou la nuit. Il écrit aujourd'hui, avec difficulté, le roman du retour à Cuba. «Je ne peux lire ni Camus, ni Hesse, ni Thomas Mann, ni Dostoïevski quand j'écris. Ils me sont trop proches.» 
 
Depuis vingt-quatre ans, il ne boit plus. Le 20 décembre 2001, au coeur de la dépression, sa mère est morte : «C'est peut-être la date la plus importante de ma vie.» Elle était schizophrène. Il vivait seul avec elle depuis toujours. Comme son ami Guillermo Rosales, elle entendait des voix. «Dieu lui parlait, dit-il. Nous étions ses messagers et nous allions délivrer le monde. Bien entendu, nous étions menacés, persécutés, torturés. Les gens mouraient, mais ils revenaient sous une autre forme... et, bien entendu, il était impossible de faire venir quelqu'un chez nous.» Il y a souvent des fous dans les textes de Carlos Victoria. Il les décrit avec délicatesse, sans effet, en homme qui les a vécus.
 
Sa mère est devenue folle quand il est né. Fille de paysans pauvres, elle est institutrice : pour la famille, une réussite sociale. Elle tombe amoureuse du père de Carlos. Il se nomme Emilino Consuegra, mais tout le monde l'appelle Charles (avec l'accent anglais). C'est le fils d'une famille riche, possédant une propriété dans les environs. Au moment où il la séduit, son mariage est déjà prévu avec une fille de son milieu. Il disparaît avant la naissance. Dans la famille, son nom devient tabou. L'enfant grandit en ignorant tout de lui.
 
Adolescent, il rejoint La Havane, pour y faire des études de littérature anglaise. Sa mère reste avec une tante à Camagüey. Deux autres tantes vivent en Australie et à Miami. C'est celle-ci qui, en 1979, voyage à Cuba et propose d'aider Carlos et sa mère à sortir. Mère folle, fils paria : «Nous vivions alors dans des conditions épouvantables.» Au moment où le voyage se prépare, sa tante de Camagüey lui dit : «J'ai des lettres de ton père que ta mère n'a jamais lues.» La famille a fait barrage. Carlos Victoria découvre que son père se repentait, voulait le connaître. Il n'en sait pas plus. «J'étais alors persuadé qu'il avait émigré aux Etats-Unis, dit-il. L'une des premières choses que j'ai faites en arrivant à Miami, c'est de chercher son nom dans le bottin. Je ne l'ai pas trouvé. J'ai oublié.» 
 
Emilino Consuegra a en réalité rejoint Fidel Castro dans la Sierra. Il a fait la révolution. Médecin, il est devenu un notable du régime. Puis il a été mis à l'écart, pour finir médecin de quartier à La Havane. Carlos retrouve sa trace par hasard, dix ans plus tard, dans une réunion littéraire à Miami : des amies d'enfance de sa mère, présentes, se mettent à pleurer lorsqu'il leur apprend qu'il est «le fils d'Estrella». Par elles, il parvient à contacter son père. Elles apprennent aussi à l'écrivain qu'il a un demi-frère. Il vit à Miami et il est avocat. Carlos Victoria demande à le connaître. On fait passer le message. Le frère refuse : «Je ne suis pas prêt.» 
 
Ici, la littérature reprend ses droits : «J'ai voulu me prouver, dit l'écrivain, que je pouvais écrire une oeuvre d'imagination dans laquelle entrait ce problème. Parfois, je rêvais de mon frère et je me disais que lui me connaissait. Et il m'arrivait de voir une silhouette, la nuit, au bord du lac. Un pont dans la nuit est venu de là.» Quinze ans plus tard, ils ne se sont toujours pas vus. Entre-temps, Carlos Victoria a inventé ce frère, qu'il a peut-être renoncé à connaître ­ comme dans le livre.

Après avoir écrit Un pont dans la nuit, il retourne pour la première fois à Cuba. Les frontières s'ouvrent et il veut connaître son père. Un livre l'aide à prendre sa décision : le Premier Homme de Camus ­ l'histoire d'un enfant qui n'a pas connu son père. Celui de Carlos Victoria a perdu ses privilèges. Il lui reste un bel appartement dans le quartier du Vedado. Le fils arrive par surprise à La Havane. Le père est à l'hôpital. On va l'opérer d'une hernie : «Quand je suis entré dans sa chambre, se souvient Carlos, il y avait une coupure d'électricité. Mon père s'est levé. Nous avons marché dans les couloirs sans lumière et il m'a demandé pardon. Il voulait sortir aussitôt, se faire opérer plus tard. J'ai refusé.» 
 
L'écrivain retourne deux fois dans l'île. Il aide ce père tardif, sa famille. La troisième fois, le vieil homme est mourant. Ils se disent adieu. De retour à Miami, le fils retrouve son lieu vide, sans sa mère ; son lieu d'écriture : «On m'a souvent demandé comment je pouvais vivre à Miami. Mais je ne vis pas à Miami, je vis ici, et je pourrais y vivre cent ans.» Quand son père lui proposa de l'accueillir pendant son séjour à La Havane, il commença par refuser : «Je ne peux pas vivre dans l'appartement de quelqu'un d'autre.» 

Sa mère l'isolait du monde et l'en protégeait : «Quand elle était là, on me disait que je me servais d'elle pour rester seul. Maintenant, elle n'est plus là et je suis toujours seul.» Après sa mort, il a changé d'appartement sans changer d'immeuble. La peau de l'édifice a été arrachée par un ouragan, en 2005. On ne l'a pas encore refaite. L'endroit s'appelle Spring Lakes Club. Dans cette ville où tout paraît vivre d'être neuf, il semble presque abandonné. C'est situé assez loin du centre pour que l'écrivain ne soit pas dérangé.
 
Chez lui, il regarde des films. Ses étagères sont pleines de DVD, de livres cubains, anglais, français. On voit les Pléiade de Gide, Rimbaud, Camus. En ce moment, il relit les Confessions de Rousseau ­ pour la première fois en français, une langue qu'il lit sans la parler. Il y a aussi les romans de Robbe-Grillet, «qui m'a appris la distanciation, sans laquelle mes livres seraient pleins de sentimentalisme bon marché, des pastiches de la réalité par le drame. La distanciation me soulage». Il y a enfin des livres de cuisine. Carlos Victoria lit leurs recettes avec passion. Mais il ne cuisine jamais. Il mange du thon en boîte.

Son appartement clinique, sobre, très peu cubain dans son absence de décoration, est recouvert d'une moquette propre et gris clair. Il donne sur le lac. Dessous, des palmiers et un vieux ponton. Sur le ponton, un iguane. A gauche, un hydravion. Au loin, à droite, des cabanes habitées par des sans-abri. Sur les autres rives, il y avait naguère une longue épaisseur d'arbres : on les voit dans Un pont dans la nuit. Deux ouragans ont tout déraciné. Le paysage des textes a changé ; les vies qu'ils racontent, non. Si la joie cubaine est si belle, c'est parce que la tristesse qu'elle recouvre est sans fond. Carlos Victoria est entré sans crier dans le puits."

Note de la 'publieuse' : Carlos Victoria s'est donné la mort en octobre 2007 à Miami... J'ai trouvé ça teeeeellement triste........

Un article publié (en espagnol) pour le premier anniversaire de la mort de Carlos Victoria : http://icrariza.blogspot.com/2008/10/carlos-victoria-sin-tiempo-para.html

Et ici un article qui parle encore (en espagnol) de ces trois auteurs en faisant référence à un dossier dans Marianne! Il FAUT que je le trouve! http://radiografiamundial.com/rmblog/cultura-blog/adela/r...

le mois cubain, reinaldo arenas, cuba