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30 avril 2007

Chère Carson

"C'était peu après notre arrivée à Paris. Un charmant jeune homme est venu nous voir, et m'a longuement parlé en français. Son débit était aussi rapide et, pour moi, aussi inintelligible que celui d'une cascade. Je n'ai donc rien compris de ce qu'il m'a dit, sinon qu'il me demandait quelque chose avec insistance. Mon amabilité et un manque total de bon sens m'ont poussée à lui répondre l'un des rares mots de français que je connaissais : "Oui." Le jeune homme m'a serrée la main avec force, s'est incliné, et a dit en s'en allant : "Ah bon ! Ah bon !" Il est revenu deux autres fois et la même cérémonie s'est déroulée. Comme tout semble étrange dans un pays que l'on ne connaît pas, je ne me suis inquiétée de rien jusqu'au jour où l'une de mes amies a débarqué à notre hôtel en me demandant ce qui, pour l'amour de Dieu, m'avait prise brusquement ! Elle a tiré de son sac une carte d'invitation, je l'ai lue dix fois et je me suis écroulée sur le lit. Cette carte d'invitation, merveilleusement imprimée, annonçait que Carson McCullers ferait à la Sorbonne, amphithéâtre Richelieu, une conférence sur les mérites comparés des écrivains français et américains contemporains. Cette conférence devait avoir lieu le lendemain soir. Mon mari a lu la carte et a préféré faire aussitôt nos bagages. J'ai téléphoné à un vieil ami de l'ambassade américaine, et il est venu nous voir. Il a ri, j'ai pleuré, et pendant quelques heures nous avons bu du scotch. Après avoir réfléchi, ce vieil ami m'a dit : "Comme il n'est pas question que vous fassiez demain soir à la Sorbonne une conférence en français, essayez de penser à ce que vous pourriez faire." J'ai jeté un coup d'oeil vers mon mari, qui continuait à faire nos bagages, et j'ai pensé à un poème que j'avais achevé récemment. Notre ami, ancien critique littéraire, a écouté mon poème et a estimé qu'il ferait l'affaire. Il a rédigé à mon intention quelques lignes d'excuse en français qui commençaient ainsi : "Je regrette beaucoup, mais je ne parle pas français." Le lendemain, je me suis rendue à l'amphithéâtre Richelieu, j'ai récité mon poème, et je suis restée assise sur l'estrade, en essayant de prendre un air intelligent, pendant que deux critiques discouraient sur les mérites comparés de nos deux littératures dans une langue que je ne comprenais pas*."

Carson McCullers. 

Extrait de "Carson McCullers, un coeur de jeune fille" de Josyane Savigneau.

* "La vision partagée" ("The Vision Shared"), in Le Coeur hypothéqué.